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Pendant
la première heure de notre captivité, les
épreuves s'étaient accumulées : apparition
de Joël armé de son couteau, arrivée
et départ de M. Olsen, coup de téléphone
de Ted qui, de toute évidence, avait raccroché
sans rien soupçonner. Après quoi, peu à
peu, nous commençâmes à nous adapter.
Nous mangeâmes notre bouillabaisse, Tonio m'offrit
une cigarette. Je l'acceptai et l'allumai
Je trouvais
même que c'était bon signe qu'il ait ordonné
à Peter de mettre le poisson dans le réfrigérateur,
il pensait donc que nous le ferions cuire plus tard
Ma fille examinait avec attention, notre geôlier,
qui, ostensiblement, rejetait le masque de Joël.
Avez-vous
pris le corps d'oncle Joël ? Lui demanda-t-elle.
Carrie
! m'exclamai-je.
Mais il me fit signe de me taire.
Est-ce
à dire que vous avez été mort ? questionna-t-elle.
Plus que
simplement mort.
C'est alors que le bruit d'un moteur se fit entendre
M. Olsen
a sans doute oublié quelque chose, dis-je.
Il sortit son couteau.
Va regarder
par la fenêtre, ordonna-t-il.
Je me levai, et, sans faire de bruit, je suivis ses instructions.
Un espoir mêlé d'effroi, m'envahit. C'était
la voiture de la police. Le Baron se mit à aboyer
férocement.
Les flics
? demanda froidement Tonio.
Le chef de la police locale descendit, et, derrière
lui, nos vieilles connaissances Brady et l'inspecteur adjoint
Russel. Ils passèrent devant ma fenêtre et
se dirigèrent vers la porte d'entrée. Je me
demandai si Ted leur avait téléphoné.
J'essayai de convaincre Tonio qu'il ferait mieux de les
laisser entrer.
Nous ferons
exactement ce que tu veux. Nous dirons que nous sommes arrivés
tous les quatre ensemble.
Tu parles
! fit-il sur un ton sardonique.
Il avait raison. Dès qu'ils se seraient emparés
de lui, j'aurais dit la vérité. Je me rappelai
soudain qu'il avait lu dans mes pensées tout à
l'heure quand je pensais à le faire interner à
Matteawan. Quand j'entendis frapper à la porte, j'eus
affreusement peur pour Carrie.
Tonio,
rends-toi, c'est le plus sûr moyen de t'en tirer.
C'est pour
moi que tu t'inquiètes, ou pour le corps de Joël
?
Il parlait de mon frère comme d'un vêtement
d'emprunt. Je pensai à Joël, à sa personnalité,
à ses petites manies qui lui étaient propres.
C'était un être humain, pas un objet que l'on
peut emprunter
A la porte, les coups redoublaient
Fais taire
cette bête, ou je l'égorge ! gronda-t-il. Dis-leur
de s'en aller.
Me voyant hésiter, il hurla :
Tu vas
leur dire, oui ?
Il saisit Carrie par les cheveux.
Inspecteur
Russel, n'entrez pas ! Il a un couteau. Si vous venez, il
va tuer Carrie. Je vous en prie !
Il y eut un silence, puis la voix de l'inspecteur s'éleva
:
Qui est-ce,
madame Benson ? demanda-t-il avec le calme que je lui connaissais.
Je me rendis compte qu'il m'était impossible d'expliquer
la situation.
C'est mon
frère, Joël, répondis-je.
Jamais je ne m'étais sentie aussi désespérée.
Dis-leur
de s'en aller immédiatement ! cria Tonio.
Naturellement,
ils restèrent.
Ils demandèrent même des renforts. Journalistes
et photographes commencèrent à affluer
Ils ne
s'en iront pas, tu sais, lui dis-je avec douceur. Il va
falloir que tu te rendes.
La ferme
! Je n'irai pas à Matteawan.
Tu peux
éviter d'y aller, libère Joël, suppliai-je.
Et moi,
qu'est-ce que je deviendrai ?
Ne peux-tu
retourner d'où tu viens ?
Il me regarda d'un air égaré : je vis qu'il
se souvenait
J'étais
dans une boîte sombre, il n'y avait pas d'air, et
ma tête me faisait mal.
Je ne comprenais pas.
J'ai appelé,
mais personne n'a répondu. J'étais ballotté
sans arrêt.
L'affreux soupçon me vint qu'il faisait allusion
au voyage de M. Perez poussant une malle dans sa charrette
jusqu'à la berge. Peut-être avait-il cru Tonio
mort jusqu'au moment où les cris et les coups de
poing du garçon s'étaient fait entendre.
Je n'en
finissais pas de tomber
L'eau pénétrait
à l'intérieur de la boîte. Je ne pouvais
pas respirer, ma poitrine éclatait.
Il regarda ses mains comme pour retrouver la trace des écorchures
qu'il s'était faites en essayant de se délivrer,
mais c'était les mains de Joël.
Que s'est-il
passé après
? demandai-je.
Le brouillard
et l'eau
rien de plus. Ma Bruja disait que quand on
mourrait, il aurait des esprits, des amis qui m'aimaient
Il se tut
Alors j'ai
retrouvé mon chemin, je ne sais pas comment ; peut-être
grâce à ma fureur contre Perez ? C'était
honteux, tu sais, la façon dont il m'a jeté
dans le fleuve ! En tout cas, je suis retourné dans
la Deuxième Rue. J'ai vu Perez, j'ai vu ma mère.
J'ai essayé de les avertir, mais je n'étais
pas assez fort. Ma mère a commencé à
avoir peur, elle se protégeait avec de l'encens,
mais ça ne m'a pas écarté. Ce que je
voulais, c'était tuer Perez, et je n'avais pas de
corps pour agir. Je suis retourné dans mon ancien
appartement. Il y avait un nouveau locataire
Joël
!
J'ai tourné
autour de lui un certain temps. C'était marrant ;
il lisait beaucoup. Il a tâté une ou deux fois
du L.S.D. C'est comme cela que j'ai pu l'avoir. Il était
couché, l'esprit tout ouvert
je me suis glissé
à l'intérieur
j'ai regardé à
travers ses yeux, je lui ai fait bouger la main. J'avais
l'impression de voler une voiture. L'effet du L.S.D commençait
à se dissiper, mais déjà je le manuvrais.
Quand tu l'as appelé, ce soir-là, je l'habitais
depuis la veille.
J'avais cru, à l'époque, que Joël n'avait
jamais pris de L.S.D à une date aussi rapprochée
de mon invitation à dîner. Il était
resté inconscient près de 24 heures pendant
que Tonio éprouvait son corps privé de volonté.
A cette pensée, je me sentis défaillir.
La suite était tout aussi pénible
Nous
l'avions sorti de l'hôpital, et il s'était
échappé par la fenêtre pour aller se
venger de Monsieur Perez. Ensuite, il avait accompagné
Joël à ses séances avec Erika et aux
réceptions de Sherry, observant les célébrités,
les artistes et les gens du monde
Au dîner d'anniversaire, il avait été
l'acteur, et lorsque Sherry était partie, son ancienne
fureur se déchaîna.
J'ai mis
les pilules dans ton café et je suis allé
ensuite dans l'appartement de Sherry. Son portier est parti
à minuit. J'ai appuyé sur la sonnette et quelqu'un
m'a ouvert. Sherry n'avait même pas fermé sa
porte à clé. Je suis entré et je l'ai
empoignée. Il y a une façon de les tenir :
je les saisis par les cheveux, et je les tire en arrière.
Le sang s'écoule à l'extérieur. En
cinq minutes, tout est fini.
Il manifestait une fierté de spécialiste pour
l'habileté qu'exigeait cette technique.
Je tuais
les poulets et les cochons quand je vivais chez ma Bruja,
explique-t-il. Après Sherry, j'ai enterré
le couteau dans le parc et j'ai marqué l'emplacement
pour le retrouver.
Je voyais Joël marcher comme un somnambule à
travers la ville sans savoir que c'était sa main
qui frappait et égorgeait.
Elle ne
valait rien, dit Tonio. Les hommes, c'était tout
ce qui l'intéressait
ces gens qu'elle retrouvait
Je n'ai rien fait avec elle, même pas cette nuit-là
; je n'ai jamais essayé avec aucune
Ces autres
filles, celles du parc, elles ne pensaient qu'aux hommes.
Toutes des pouffiasses
Je compris alors la nature de cette obsession provoquée
par la jolie maman qui était allée d'homme
en homme. Il m'était difficile de me représenter
ainsi Madame Perez ; pour moi, elle n'était qu'une
femme vieillissante et timorée.
A ce stade de mes réflexions, je vis Peter se pencher
et, suivant la direction de son regard, je m'aperçus
que les yeux de Tonio s'étaient à demi fermés.
Sa tête s'inclina en avant et commença à
dodeliner.
Il s'est
endormi, dit Peter. Vite, prends le couteau.
M'armant de courage j'avançai la main pour m'emparer
de l'arme, mais son bras se détendit comme un ressort.
On aurait qu'un coup de vent l'avait secoué. La longue
lame apparut. L'occasion nous échappait.
Il me fit face. Sa respiration était saccadée.
Pour la première fois, il avait l'air d'un homme
traqué.
Qu'il se
mêle donc de ses oignons ! gronda-t-il.
Je me demandai si don Pedro dirigeait une nouvelle séance
d'exorcisme. Peut-être avait-il pu rappeler Tonio
comme le jour où la statue de saint Marc s'était
brisée ?
Je ne le
connais même pas. Un vieux bonhomme maigre avec un
turban.
Le docteur
Singh ! m'écriai-je.
Mon exclamation eut le don d'attiser sa fureur :
Tu as voulu
me rouler, hein ? vociféra-t-il. Tu t'es payé
un brujo.
Sa rage était telle que le couteau tremblait.
Je n'ai
acheté personne, niai-je énergiquement. Le
docteur Singh n'est pas un brujo, mais professeur de botanique
mais je me rappelai soudain que le docteur Singh pratiquait.
Je m'efforçai de chasser cette pensée de mon
esprit avant que Tonio ne l'ait surprise. Soudain, il fut
pris d'un nouvel accès, si violent, que sa personnalité
parut vaciller. Pendant un moment, le vide se fit dans son
cerveau, mais péniblement, sa volonté se raffermit
Il est
très fort, dit-il, diablement fort, mais je le suis
encore plus
Néanmoins, la lutte l'avait affaibli.
Il est
temps de sortir d'ici, dit-il.
J'hésitai. S'il partait, nous serions délivrés,
mais il emmènerait Joël avec lui. J'essayai
de parlementer.
Tu n'y
arriveras jamais, la maison est cernée
ils
sont armés ; ils tireront
Ils ne
tireront pas, j'emmène Carrie.
Je t'en
prie, ne sois pas stupide
Pour que
ton Brujo s'empare de moi ? ricana-t-il, Pas question !
Tonio savait que tôt ou tard, dans la nuit, il finirait
par s'endormir, et que ses moyens de défense seraient
fatalement affaiblis : il devait donc agir avant de succomber
au sommeil.
Avertis-les
que si quelqu'un approche, c'est Carrie qui paiera. Nous
sortons par la cuisine
Il la fit avancer avec précaution. Soudain, je les
vis chanceler. Il s'était arrêté et
se cramponnait à elle. L'idée me vint que
le docteur Singh faisait une nouvelle tentative pour attirer
Tonio dans son hôtel de Broadway. Dans ce cas, peut-être,
Joël reparaîtrait-il. Il se réveillerait
debout à côté de Carrie sans soupçonner
qu'il était entouré de policiers armés.
Joël,
m'écriai-je, ne bouge pas !
Ainsi, je suis en partie responsable de ce qui est arrivé
: en entendant ma voix, il lâcha une épaule
de Carrie et se retourna. Plongeant en avant, elle tomba
sur le sable et se libéra.
Au même moment, j'entendis des cris : les projecteurs
se braquèrent sur Joël. Je ne sais même
pas s'il s'est aperçu qu'il tenait un couteau
Un coup de feu retentit, puis deux autres
Toute ma vie, je me rappellerai cet instant interminable
: Joël vacillant dans une lumière bleutée,
Carrie hurlant
Enfin, il s'affaissa et se coucha sur le sable, le corps
recroquevillé. Il remuait faiblement
je courus
vers lui. Le médecin de la station était déjà
à ses côtés. je vis une marre de sang
s'étaler avec une vitesse effrayante et je compris
qu'il allait mourir.
Je m'agenouillai près de lui et l'appelai par son
nom, mais il ne répondit pas
Inexplicablement, des scènes de sa vie défilèrent
devant mes yeux. Je le revoyais petit garçon élevant
des lapins dans l'arrière-cour, m'accompagnant au
cinéma et achetant du pop-corn à l'entracte,
et, plus tard, adolescent solitaire, cherchant dans les
livres, les arts, les hallucinogènes, le fil conducteur
qui le ramènerait sur le chemin qu'il avait perdu.
Et pendant ce temps, un autre garçon solitaire, cherchait
lui aussi le chemin qui le ramènerait vers un monde
qui l'avait chassé
Son corps fut agité de soubresauts. Une volonté
puissante parut s'introduire en lui, et il essaya de se
soulever. Il me semble que Tonio était venu unir
ses forces à celles de Joël.
NON, dis-je
fermement.
Il retomba sur le sol
sa bouche se tordit. Il avait
un air de défi qui ne correspondait pas au tempérament
de Joël. Quoi qu'il en soit, c'était fini :
le corps blessé ne pouvait plus soutenir leur lutte.
Ted
était arrivé. Il me prit par le bras et me
releva sans ménagement.
Tu ne dois
pas rester là, Nora.
Assommée, je tournai les yeux vers Joël, et
je vis qu'on le recouvrait d'un drap.
Votre fille
va bien, madame Benson, dit l'inspecteur Russel. Elle a
été choquée, mais elle se remet.
J'entendis Carrie sangloter ; elle semblait épuisée,
terrifiée et étrangement lointaine
Quand enfin, les enfants furent calmés, ils montèrent
se coucher, ivres de fatigue. Je restai près de la
cheminée, les yeux fixés sur les flammes,
pendant que Ted téléphonait à sa femme
Marta :
Je vais
passer la nuit ici, lui dit-il. Je reviendrai lorsqu'ils
nous auront rendu le corps. Ils l'ont transporté
à l'hôpital en vue d'autopsie. Les enfants
vont bien, ils sont allés dormir.
Joël n'est plus qu'un corps, désormais, Il faudrait
prendre des dispositions pour l'enterrement. Je sentis des
larmes brûlantes me monter aux yeux, mais je les refoulai.
Il raccrocha et se retourna. Il enfonça ses mains
dans les poches de son pantalon
Je n'aurais
jamais cru que Joël deviendrait agressif !
Mais ce
n'était pas Joël
commençai-je.
Je me mordis les lèvres. Il avait entendu parler
de la possession de Joël. Les enfants n'avaient cessé
de l'entretenir au sujet de son envoûtement. Il m'avertit
qu'il n'admettrait pas cette version, et me défendit
de la répandre.
Au même moment, le docteur Reichman téléphona.
Convoqué par la police, il était revenu de
Lima pour essayer d'amener Joël à se rendre,
mais quand il avait atterri, Joël était déjà
mort.
Je suis
désolée pour Erika.
Il se tut
Il me demanda ensuite des détails
sur la mort de Joël, mais lorsque je fis allusion au
rôle du docteur Singh, il m'interrompit :
Ma chère,
vous travaillez avec vos facultés créatrices.
Vous devez faire la part de votre imagination
Mais Joël
a décrit le docteur Singh qu'il n'avait jamais vu
auparavant !
Ces personnalités
secondaires sont inquiétantes, continua-t-il. On
voit comment les sociétés primitives ont été
amenées à croire
Mais Joël
se trouvait au Maroc quand les premiers meurtres ont été
commis
Il en a
eu connaissance par la suite
Je commençais à comprendre ce que Ted avait
essayé de me faire comprendre. Si je m'obstinais,
je rejoindrais les rangs de ces toquées qui évoquent
les ectoplasmes et reçoivent des messages de l'au-delà.
Quand l'inspecteur Russel vint m'interroger, j'avais pris
mon parti : je n'étais pas disposée à
me laisser rayer du nombre des gens "normaux".
Pendant plusieurs mois, j'ai été satisfaite
de cette décision : une fois le meurtrier pris et
puni pour ses crimes, nous avions droit de nouveau à
une vie privée.
De temps en temps, la pensée de Joël venait
me tourmenter.
J'ai vendu la maison de Fire Island avant le commencement
de la saison. Après cette nuit d'avril, chaque fois
que je sortais, je passais devant l'endroit où Joël
était mort, et je revoyais l'éclat des projecteurs,
les journalistes à l'affût, les hélicoptères,
la police
Jamais le temps ne pourra effacer cette
vision.
J'ai décidé d'écrire ce livre pour
fixer, sur le papier, le récit de ces événements,
au cas où quelqu'un d'autre passerait par les mêmes
épreuves.voir si on termine par ce paragraphe.
J'espère que je me trompe
mais je crois que
Tonio a fait sa réapparition
à
suivre ?
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