• 5ème épisode…





 

 

 

 

Joël, le possédé…

 
   

Pendant la première heure de notre captivité, les épreuves s'étaient accumulées : apparition de Joël armé de son couteau, arrivée et départ de M. Olsen, coup de téléphone de Ted qui, de toute évidence, avait raccroché sans rien soupçonner. Après quoi, peu à peu, nous commençâmes à nous adapter. Nous mangeâmes notre bouillabaisse, Tonio m'offrit une cigarette. Je l'acceptai et l'allumai… Je trouvais même que c'était bon signe qu'il ait ordonné à Peter de mettre le poisson dans le réfrigérateur, il pensait donc que nous le ferions cuire plus tard…
Ma fille examinait avec attention, notre geôlier, qui, ostensiblement, rejetait le masque de Joël.
       – Avez-vous pris le corps d'oncle Joël ? Lui demanda-t-elle.
       – Carrie ! m'exclamai-je.
Mais il me fit signe de me taire.
       – Est-ce à dire que vous avez été mort ? questionna-t-elle.
       – Plus que simplement mort.
C'est alors que le bruit d'un moteur se fit entendre…
       – M. Olsen a sans doute oublié quelque chose, dis-je.
Il sortit son couteau.
       – Va regarder par la fenêtre, ordonna-t-il.
Je me levai, et, sans faire de bruit, je suivis ses instructions. Un espoir mêlé d'effroi, m'envahit. C'était la voiture de la police. Le Baron se mit à aboyer férocement.
       – Les flics ? demanda froidement Tonio.
Le chef de la police locale descendit, et, derrière lui, nos vieilles connaissances Brady et l'inspecteur adjoint Russel. Ils passèrent devant ma fenêtre et se dirigèrent vers la porte d'entrée. Je me demandai si Ted leur avait téléphoné. J'essayai de convaincre Tonio qu'il ferait mieux de les laisser entrer.
       – Nous ferons exactement ce que tu veux. Nous dirons que nous sommes arrivés tous les quatre ensemble.
       – Tu parles ! fit-il sur un ton sardonique.
Il avait raison. Dès qu'ils se seraient emparés de lui, j'aurais dit la vérité. Je me rappelai soudain qu'il avait lu dans mes pensées tout à l'heure quand je pensais à le faire interner à Matteawan. Quand j'entendis frapper à la porte, j'eus affreusement peur pour Carrie.
       – Tonio, rends-toi, c'est le plus sûr moyen de t'en tirer.
       – C'est pour moi que tu t'inquiètes, ou pour le corps de Joël ?
Il parlait de mon frère comme d'un vêtement d'emprunt. Je pensai à Joël, à sa personnalité, à ses petites manies qui lui étaient propres. C'était un être humain, pas un objet que l'on peut emprunter…
A la porte, les coups redoublaient…
       – Fais taire cette bête, ou je l'égorge ! gronda-t-il. Dis-leur de s'en aller.
Me voyant hésiter, il hurla :
       – Tu vas leur dire, oui ?
Il saisit Carrie par les cheveux.
       – Inspecteur Russel, n'entrez pas ! Il a un couteau. Si vous venez, il va tuer Carrie. Je vous en prie !
Il y eut un silence, puis la voix de l'inspecteur s'éleva :
       – Qui est-ce, madame Benson ? demanda-t-il avec le calme que je lui connaissais. Je me rendis compte qu'il m'était impossible d'expliquer la situation.
       – C'est mon frère, Joël, répondis-je.
Jamais je ne m'étais sentie aussi désespérée.
       – Dis-leur de s'en aller immédiatement ! cria Tonio.




Naturellement, ils restèrent.
Ils demandèrent même des renforts. Journalistes et photographes commencèrent à affluer…
       – Ils ne s'en iront pas, tu sais, lui dis-je avec douceur. Il va falloir que tu te rendes.
       – La ferme ! Je n'irai pas à Matteawan.
       – Tu peux éviter d'y aller, libère Joël, suppliai-je.
       – Et moi, qu'est-ce que je deviendrai ?
       – Ne peux-tu retourner d'où tu viens ?
Il me regarda d'un air égaré : je vis qu'il se souvenait…
       – J'étais dans une boîte sombre, il n'y avait pas d'air, et ma tête me faisait mal.
Je ne comprenais pas.
       – J'ai appelé, mais personne n'a répondu. J'étais ballotté sans arrêt.
L'affreux soupçon me vint qu'il faisait allusion au voyage de M. Perez poussant une malle dans sa charrette jusqu'à la berge. Peut-être avait-il cru Tonio mort jusqu'au moment où les cris et les coups de poing du garçon s'étaient fait entendre.
       – Je n'en finissais pas de tomber… L'eau pénétrait à l'intérieur de la boîte. Je ne pouvais pas respirer, ma poitrine éclatait.
Il regarda ses mains comme pour retrouver la trace des écorchures qu'il s'était faites en essayant de se délivrer, mais c'était les mains de Joël.
       – Que s'est-il passé après… ? demandai-je.
       – Le brouillard et l'eau… rien de plus. Ma Bruja disait que quand on mourrait, il aurait des esprits, des amis qui m'aimaient…
Il se tut…
       – Alors j'ai retrouvé mon chemin, je ne sais pas comment ; peut-être grâce à ma fureur contre Perez ? C'était honteux, tu sais, la façon dont il m'a jeté dans le fleuve ! En tout cas, je suis retourné dans la Deuxième Rue. J'ai vu Perez, j'ai vu ma mère. J'ai essayé de les avertir, mais je n'étais pas assez fort. Ma mère a commencé à avoir peur, elle se protégeait avec de l'encens, mais ça ne m'a pas écarté. Ce que je voulais, c'était tuer Perez, et je n'avais pas de corps pour agir. Je suis retourné dans mon ancien appartement. Il y avait un nouveau locataire…
       – Joël !
       – J'ai tourné autour de lui un certain temps. C'était marrant ; il lisait beaucoup. Il a tâté une ou deux fois du L.S.D. C'est comme cela que j'ai pu l'avoir. Il était couché, l'esprit tout ouvert… je me suis glissé à l'intérieur… j'ai regardé à travers ses yeux, je lui ai fait bouger la main. J'avais l'impression de voler une voiture. L'effet du L.S.D commençait à se dissiper, mais déjà je le manœuvrais. Quand tu l'as appelé, ce soir-là, je l'habitais depuis la veille.
J'avais cru, à l'époque, que Joël n'avait jamais pris de L.S.D à une date aussi rapprochée de mon invitation à dîner. Il était resté inconscient près de 24 heures pendant que Tonio éprouvait son corps privé de volonté. A cette pensée, je me sentis défaillir.
La suite était tout aussi pénible… Nous l'avions sorti de l'hôpital, et il s'était échappé par la fenêtre pour aller se venger de Monsieur Perez. Ensuite, il avait accompagné Joël à ses séances avec Erika et aux réceptions de Sherry, observant les célébrités, les artistes et les gens du monde…
Au dîner d'anniversaire, il avait été l'acteur, et lorsque Sherry était partie, son ancienne fureur se déchaîna.
       – J'ai mis les pilules dans ton café et je suis allé ensuite dans l'appartement de Sherry. Son portier est parti à minuit. J'ai appuyé sur la sonnette et quelqu'un m'a ouvert. Sherry n'avait même pas fermé sa porte à clé. Je suis entré et je l'ai empoignée. Il y a une façon de les tenir : je les saisis par les cheveux, et je les tire en arrière. Le sang s'écoule à l'extérieur. En cinq minutes, tout est fini.
Il manifestait une fierté de spécialiste pour l'habileté qu'exigeait cette technique.
       – Je tuais les poulets et les cochons quand je vivais chez ma Bruja, explique-t-il. Après Sherry, j'ai enterré le couteau dans le parc et j'ai marqué l'emplacement pour le retrouver.
Je voyais Joël marcher comme un somnambule à travers la ville sans savoir que c'était sa main qui frappait et égorgeait.
       – Elle ne valait rien, dit Tonio. Les hommes, c'était tout ce qui l'intéressait… ces gens qu'elle retrouvait… Je n'ai rien fait avec elle, même pas cette nuit-là ; je n'ai jamais essayé avec aucune… Ces autres filles, celles du parc, elles ne pensaient qu'aux hommes. Toutes des pouffiasses…
Je compris alors la nature de cette obsession provoquée par la jolie maman qui était allée d'homme en homme. Il m'était difficile de me représenter ainsi Madame Perez ; pour moi, elle n'était qu'une femme vieillissante et timorée.
A ce stade de mes réflexions, je vis Peter se pencher et, suivant la direction de son regard, je m'aperçus que les yeux de Tonio s'étaient à demi fermés. Sa tête s'inclina en avant et commença à dodeliner.
       – Il s'est endormi, dit Peter. Vite, prends le couteau.
M'armant de courage j'avançai la main pour m'emparer de l'arme, mais son bras se détendit comme un ressort. On aurait qu'un coup de vent l'avait secoué. La longue lame apparut. L'occasion nous échappait.

Il me fit face. Sa respiration était saccadée. Pour la première fois, il avait l'air d'un homme traqué.
       – Qu'il se mêle donc de ses oignons ! gronda-t-il.
Je me demandai si don Pedro dirigeait une nouvelle séance d'exorcisme. Peut-être avait-il pu rappeler Tonio comme le jour où la statue de saint Marc s'était brisée ?
       – Je ne le connais même pas. Un vieux bonhomme maigre avec un turban.
       – Le docteur Singh ! m'écriai-je.
Mon exclamation eut le don d'attiser sa fureur :
       – Tu as voulu me rouler, hein ? vociféra-t-il. Tu t'es payé un brujo.
Sa rage était telle que le couteau tremblait.
       – Je n'ai acheté personne, niai-je énergiquement. Le docteur Singh n'est pas un brujo, mais professeur de botanique mais je me rappelai soudain que le docteur Singh pratiquait. Je m'efforçai de chasser cette pensée de mon esprit avant que Tonio ne l'ait surprise. Soudain, il fut pris d'un nouvel accès, si violent, que sa personnalité parut vaciller. Pendant un moment, le vide se fit dans son cerveau, mais péniblement, sa volonté se raffermit…
       – Il est très fort, dit-il, diablement fort, mais je le suis encore plus…
Néanmoins, la lutte l'avait affaibli.
       – Il est temps de sortir d'ici, dit-il.
J'hésitai. S'il partait, nous serions délivrés, mais il emmènerait Joël avec lui. J'essayai de parlementer.
       – Tu n'y arriveras jamais, la maison est cernée… ils sont armés ; ils tireront…
       – Ils ne tireront pas, j'emmène Carrie.
       – Je t'en prie, ne sois pas stupide…
       – Pour que ton Brujo s'empare de moi ? ricana-t-il, Pas question !
Tonio savait que tôt ou tard, dans la nuit, il finirait par s'endormir, et que ses moyens de défense seraient fatalement affaiblis : il devait donc agir avant de succomber au sommeil.
       – Avertis-les que si quelqu'un approche, c'est Carrie qui paiera. Nous sortons par la cuisine…
Il la fit avancer avec précaution. Soudain, je les vis chanceler. Il s'était arrêté et se cramponnait à elle. L'idée me vint que le docteur Singh faisait une nouvelle tentative pour attirer Tonio dans son hôtel de Broadway. Dans ce cas, peut-être, Joël reparaîtrait-il. Il se réveillerait debout à côté de Carrie sans soupçonner qu'il était entouré de policiers armés.
       – Joël, m'écriai-je, ne bouge pas !       

Ainsi, je suis en partie responsable de ce qui est arrivé : en entendant ma voix, il lâcha une épaule de Carrie et se retourna. Plongeant en avant, elle tomba sur le sable et se libéra.
Au même moment, j'entendis des cris : les projecteurs se braquèrent sur Joël. Je ne sais même pas s'il s'est aperçu qu'il tenait un couteau…
Un coup de feu retentit, puis deux autres…
Toute ma vie, je me rappellerai cet instant interminable : Joël vacillant dans une lumière bleutée, Carrie hurlant…
Enfin, il s'affaissa et se coucha sur le sable, le corps recroquevillé. Il remuait faiblement… je courus vers lui. Le médecin de la station était déjà à ses côtés. je vis une marre de sang s'étaler avec une vitesse effrayante et je compris qu'il allait mourir.
Je m'agenouillai près de lui et l'appelai par son nom, mais il ne répondit pas…

Inexplicablement, des scènes de sa vie défilèrent devant mes yeux. Je le revoyais petit garçon élevant des lapins dans l'arrière-cour, m'accompagnant au cinéma et achetant du pop-corn à l'entracte, et, plus tard, adolescent solitaire, cherchant dans les livres, les arts, les hallucinogènes, le fil conducteur qui le ramènerait sur le chemin qu'il avait perdu. Et pendant ce temps, un autre garçon solitaire, cherchait lui aussi le chemin qui le ramènerait vers un monde qui l'avait chassé…

Son corps fut agité de soubresauts. Une volonté puissante parut s'introduire en lui, et il essaya de se soulever. Il me semble que Tonio était venu unir ses forces à celles de Joël.
       – NON, dis-je fermement.
Il retomba sur le sol… sa bouche se tordit. Il avait un air de défi qui ne correspondait pas au tempérament de Joël. Quoi qu'il en soit, c'était fini : le corps blessé ne pouvait plus soutenir leur lutte.




Ted était arrivé. Il me prit par le bras et me releva sans ménagement.
       – Tu ne dois pas rester là, Nora.
Assommée, je tournai les yeux vers Joël, et je vis qu'on le recouvrait d'un drap.
       – Votre fille va bien, madame Benson, dit l'inspecteur Russel. Elle a été choquée, mais elle se remet.
J'entendis Carrie sangloter ; elle semblait épuisée, terrifiée et étrangement lointaine…

Quand enfin, les enfants furent calmés, ils montèrent se coucher, ivres de fatigue. Je restai près de la cheminée, les yeux fixés sur les flammes, pendant que Ted téléphonait à sa femme Marta :
       – Je vais passer la nuit ici, lui dit-il. Je reviendrai lorsqu'ils nous auront rendu le corps. Ils l'ont transporté à l'hôpital en vue d'autopsie. Les enfants vont bien, ils sont allés dormir.
Joël n'est plus qu'un corps, désormais, Il faudrait prendre des dispositions pour l'enterrement. Je sentis des larmes brûlantes me monter aux yeux, mais je les refoulai.
Il raccrocha et se retourna. Il enfonça ses mains dans les poches de son pantalon…
       – Je n'aurais jamais cru que Joël deviendrait agressif !
       – Mais ce n'était pas Joël… commençai-je. Je me mordis les lèvres. Il avait entendu parler de la possession de Joël. Les enfants n'avaient cessé de l'entretenir au sujet de son envoûtement. Il m'avertit qu'il n'admettrait pas cette version, et me défendit de la répandre.
Au même moment, le docteur Reichman téléphona. Convoqué par la police, il était revenu de Lima pour essayer d'amener Joël à se rendre, mais quand il avait atterri, Joël était déjà mort.
       – Je suis désolée pour Erika.
Il se tut… Il me demanda ensuite des détails sur la mort de Joël, mais lorsque je fis allusion au rôle du docteur Singh, il m'interrompit :
       – Ma chère, vous travaillez avec vos facultés créatrices. Vous devez faire la part de votre imagination…
       – Mais Joël a décrit le docteur Singh qu'il n'avait jamais vu auparavant !
       – Ces personnalités secondaires sont inquiétantes, continua-t-il. On voit comment les sociétés primitives ont été amenées à croire…
       – Mais Joël se trouvait au Maroc quand les premiers meurtres ont été commis…
       – Il en a eu connaissance par la suite…
Je commençais à comprendre ce que Ted avait essayé de me faire comprendre. Si je m'obstinais, je rejoindrais les rangs de ces toquées qui évoquent les ectoplasmes et reçoivent des messages de l'au-delà.

Quand l'inspecteur Russel vint m'interroger, j'avais pris mon parti : je n'étais pas disposée à me laisser rayer du nombre des gens "normaux". Pendant plusieurs mois, j'ai été satisfaite de cette décision : une fois le meurtrier pris et puni pour ses crimes, nous avions droit de nouveau à une vie privée.
De temps en temps, la pensée de Joël venait me tourmenter.

J'ai vendu la maison de Fire Island avant le commencement de la saison. Après cette nuit d'avril, chaque fois que je sortais, je passais devant l'endroit où Joël était mort, et je revoyais l'éclat des projecteurs, les journalistes à l'affût, les hélicoptères, la police… Jamais le temps ne pourra effacer cette vision.

J'ai décidé d'écrire ce livre pour fixer, sur le papier, le récit de ces événements, au cas où quelqu'un d'autre passerait par les mêmes épreuves.voir si on termine par ce paragraphe.


J'espère que je me trompe… mais je crois que Tonio a fait sa réapparition…


à suivre ?…



 

 

 
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Joël, le possédé…