Joël, le possédé…

 
   

Joël prit rendez-vous pour une série de séances tous les mardis et jeudis, et nous eûmes bientôt l'impression qu'Erika à elle seule, nous soulageait d'un grand poids.
Joël ne manifestait aucune intention de retourner dans son appartement. En fait, il apporta chez moi la majorité de ses vêtements, son transistor et sa machine à écrire portative. Il prit de nouveaux engagements avec des éditeurs de journaux. En entrant un jour dans mon bureau pour consulter un dictionnaire, je m'aperçus qu'il avait déménagé ma table de travail.
Je trouvai le mot que je cherchais, et, un peu agacée, je m'apprêtais à retourner à ma propre machine à écrire installée désormais dans ma chambre lorsque la voix de Joël m'arrêta :
       – Tu sais, Nor, ces trous de mémoire que j'ai eus, ils n'ont rien d'extraordinaire.
       – Vraiment ? fis-je avec prudence.
Erika étant mon amie, il était délicat d'avancer une opinion.
       – Les hallucinogènes provoquent parfois cette réaction secondaire.
       – Mais tu m'as dit que tu n'avais pas…, commençais-je.
       – Je n'ai pas dit que je n'ai jamais essayé le L.S.D. La dernière fois, c'était la vielle du jour où tu m'as trouvé dans mon appartement. Or, les effets du L.S.D. peuvent se faire sentir plus tard spontanément sans qu'on ait besoin d'en reprendre.
La seule ombre au tableau était Sherry. Avec une constance absolument inhabituelle, elle téléphonait tous les jours ou venait chercher Joël, et ils partaient tous les deux dans la petite Porsche empruntée. Ils sortaient et rentraient à toute heure du jour et de la nuit, et, d'après les quelques paroles que laissait échapper Joël, les distractions de Sherry –séances de discothèque, réceptions mondaines et réunions de drogués – n'étaient pas celles que j'aurais souhaitées pour un garçon en cours de traitements psychiatrique.
Je rencontrai Erika un jour devant la galerie d'exposition des ventes aux enchères de Parke-Bernet. Son attitude fut des plus rassurantes.
       – Joël fait des progrès merveilleux, mon chou. Laissez-moi faire et ne vous tracassez pas.
Réconfortée par cette bonne nouvelle, je marchai avec elle sur le tapis rouge, au milieu d'une haie de gardiens en uniforme vert qui tous la saluaient très bas.

Nous fîmes le tour de l'exposition d'art oriental, admirant les coupes de jade et les parchemins en soie. Le docteur Reichman attendait en contemplation devant des œuvres de peintres naïfs des Caraïbes. Il examinait un tableau. Erika l'arracha à sa contemplation.
       – Tu te rappelles certainement Nora Benson, dit-elle.
En six ans, il n'avait pas changé. Il me prit le bras et m'entraîna devant un tableau.
       – Que voyez-vous là ? demanda-t-il.
       – Regardez attentivement insista Reichman. Sur ce vieux corbillard européen, vous pouvez remarquer des coquillages de cauris.
Je vis en effet, une ligne horizontale de coquillages soigneusement peints autour de la voiture. Je trouvai étrange que cette décoration put provoquer l'enthousiasme.
       – Vaudou, commenta laconiquement Erika.
       – Ce n'est pas aussi simple, protesta Reichman. Ces coquillages sont utilisés dans les pratiques magiques depuis les îles de l'Océanie jusqu'à Harlem. Te rappelles-tu les petits fétiches incrustés de cauris de la Cent dixième Rue ?
       – Fabriqués par les réfugiés haïtiens, fit Erika.
       – Non, ma chère, ces objets ne sont pas propres à Haïti. On les trouve dans les cultes Shango à La Trinité, Santeria à Cuba ou Obeah dans les Antilles.

M'introduisant dans leur discussion, il me guida vers un tableau représentant une série de cases bordées par une rangée de palmiers à l'aspect sinistre. La scène était éclairée d'une lueur verdâtre. En bas, à droite, se trouvait une boule de feu aux reflets bleus.
       – C'est Guayama, la ville des sorciers à Porto Rico, dit-il. La boule de feu est une « bruja », une sorcière. La nuit, elle s'envole à la recherche de victimes.
Il se tourna vers Erika :
       – Ce n'est pas le culte Vaudou non plus, ma chère, c'est le culte portoricain. Il se pratique dans le Barrio, le Harlem espagnol, transplanté à New-York au cours de trente ans d'immigration.
Je me souvins des cloches et de l'eau magnétique dans l'immeuble de Joël.
       – J'ai entendu parler d'églises spirites, dis-je. « Espiritismo » la doctrine de ceux qui croient que l'on peut invoquer les Esprits et les morts…
       – Et de séances où les morts sont invités à se manifester. Il existe aussi des protections contre la magie. Dans toutes les « botànicas » que vous voyez autour de la ville, on vend des poudres servant à évoquer les Esprits des rues pour protéger contre le mauvais œil, des bains de mimosas pour écarter les sorts destinés à attirer la mort…
J'avais vu des botànicas à East Vilage, et je les prenais pour de simples herboristeries. Je pensai à Véronica, si nette, si moderne, et pourtant, elle habitait le Barrio. A l'idée que sa vie pouvait avoir un côté mystérieux, j'éprouvai un vague sentiment de malaise.
       – Il existe toute une "cité" surnaturelle tout autour de nous, conclut Reichman.
       – Tu vas avoir des ennuis sur le plan professionnel… affirma Erika.

Une semaine plus tard, assistée de Véronica, j'aidais Joël à déménager de son appartement. Il avait subitement décidé de quitter son ancien quartier pour s'installer dans le secteur ouest.
Néanmoins, il était mon seul frère et il avait connu des moments difficiles ; aussi emmenai-je Véronica pour mettre de l'ordre dans son appartement et faire ses bagages. Sans doute le produit de nettoyage appelé « poudre magique » avait-il provoqué une association d'idées. Je jetai un coup d'œil sur Véronica, occupée à astiquer le fourneau, et j'eus envie de lui demander ce qu'elle savait sur les pratiques de sorcellerie, mais je ne trouvai aucune introduction plausible pour amener la conversation sur ce sujet.
Sous son vernis new-yorkais, elle devait conserver un reste de son ancienne éducation. Elle était née à Porto Rico. Nous rassemblâmes le matériel d'entretien, je fermai la porte à double tour, et nous descendîmes l'escalier aux marches fendues pour déposer les clés chez le gardien. J'eus beau sonner, personne ne répondit.
Au même moment, une femme au teint basané arriva dans le hall, un filet à provisions à la main. Je ne l'avais vue qu'une fois, courbée devant sa statuette de saint et son attirail d'espiritismo ; pourtant je la reconnus. Je m'avançai pour lui remettre la clé de Joël, mais elle me lança un regard effrayé et se mit à fouiller fébrilement dans son sac.
A la vue de sa compatriote, Véronica eut un étrange mouvement de recul, et, quand je lui dis de s'enquérir du gardien, elle obéit à contrecœur.
       – Donde esta su esposo ? demanda-t-elle sur un ton glacé.
       – Muerte.
Je connaissais le mot, mais j'eus l'impression d'avoir mal entendu.
       – Que dit-elle ? demandai-je à Véronica.
       – Que son mari est mort, répondit cette dernière en me tirant par la manche pour m'entraîner.
       – Mais ce n'est pas possible ! m'exclamai-je, me souvenant du gros homme aviné. Je lui ai parlé il n'y a pas si longtemps.
Je me tournai vers la femme et nos regards se croisèrent.
Elle avait des petits yeux bruns, très tristes. Pendant un instant, nous fûmes libérés des barrières que nous imposaient nos origines si différentes, et nous nous examinâmes avec curiosité.
       – Il est parti du toit, il y a trois semaines, dit-elle en anglais.
       – Parti ? répétai-je stupidement.
       – Du toit.
Elle eut un geste bizarre : les paumes en avant elle semblait pousser.
       – Comment est-ce arrivé ? demandai-je, alarmée.
Mais elle enfonça sa clé dans la serrure, entra précipitamment et claqua la porte. Des détails me revinrent ; la main percée du Christ, l'odeur de l'encens, le tintement des cloches.
Le souvenir de cette scène me laissait une étrange impression de malaise et de répugnance. Non moins étrange était le recul de Véronica devant une pauvre vieille femme espagnole, mais elle ne me donna ni explication, ni excuse.

Le soir de l'anniversaire de Joël, je me félicitai une fois de plus de posséder une perle comme Véronica. Lorsque Joël rentra, après une journée de démarches chez les éditeurs, les enfants coururent à sa rencontre en l'acclamant. Sur ces entrefaites, Sherry fit son entrée avec un magnum de champagne.
       – Sherry, savais-tu qu'il te manquait une boucle d'oreille ? Elle porta aussitôt les mains aux oreilles.
Zut ! Et dire que je venais de les acheter !
Elle glissa dans sa poche la boucle d'oreille qui restait et se remit gaiement à manger. Carrie, jugea cette insouciance anormale.
       – Je vais aller voir dans le fauteuil où tu étais assise. Elle revint une minute plus tard en secouant la tête.
       – Elle se retrouvera bien, dit Sherry avec bonne humeur.
       – Moi, je vais te la retrouver. Tous les regards se tournèrent vers Joël. Il regarda attentivement le fond du verre, et, tandis que Véronica attendait en hésitant avec le saladier, il leva la tête d'un air satisfait.
       – Venez, dit-il.
La nuit était glaciale…
La petite Porsche était rangée au bord du trottoir. Il tourna autour de la voiture, agita les mains comme un prestidigitateur qui va faire surgir un lapin, et tira la portière. Puis il se pencha sur le siège du chauffeur et, d'un geste triomphant, nous présenta la boucle d'oreille. Les enfants applaudirent, Joël remit le bijou à Sherry et nous rentrâmes à la maison en courant.
Nous reprîmes nos places à table, et les enfants réclamèrent des explications.
       – Tu l'as vraiment vue au fond du verre ? demanda Carrie.
       – Je parie qu'il l'avait cachée dans sa main et qu'il a fait semblant de la trouver dans la voiture, dit Peter.
Joël secoua la tête. Il paraissait surexcité.
Quand Véronica vint desservir, il lui ordonna de remplir les coupes de champagnes ; je lui fis signe de ne pas obéir.
       – J'en veux encore, dit-il d'un air de défi.
Prise entre deux ordres qui se contredisaient, Véronica me jeta un regard interrogateur. Soudain, furieux, il se mit à l'invectiver en espagnol, et son vocabulaire ne ressemblait en rien à celui contenu dans les livres à l'usage des touristes. Les phrases jaillissaient, brèves et brutales, me rappelant les insultes échangées au cours des querelles si fréquentes dans le quartier portoricain. Je restai anéantie. Il était impossible qu'il puisse employer un tel langage.
       – Joël ! m'écriai-je. Mais il continua. Il saisit la bouteille et remplit son verre. Véronica le regardait, sidérée ; puis elle s'enfuit à la cuisine en courant. Je la suivis. Elle commençait à planter les bougies dans le gâteau d'anniversaire.
       – Vous savez, il n'a pas l'habitude de boire, lui dis-je, essayant de trouver une excuse à la grossièreté de Joël.
Elle se contenta de hocher la tête.
       – Que vous a-t-il dit ? demandai-je.
Mais elle ne parut pas m'entendre. L'humeur de Joël avait changé. Ma colère céda la place à l'embarras. Il se montrait tellement sûr de lui que je ne le reconnaissais plus.
Brusquement, Joël sortit et monta dans sa chambre. J'allais frapper à sa porte.
       – Veux-tu un somnifère ? Il me restait quelques pilules datant de la période troublée qui précéda mon divorce. Il secoua de nouveau la tête. Visiblement, je l'énervais. Je ressortis fermant la porte derrière moi, et je descendis pour apaiser Véronica. Elle était partie sans faire la vaisselle, constatation qui m'inspira des doutes quant à son retour…
       – Bonsoir, Nor.
Joël se tenait dans l'embrasure de la porte.
       – On boit à notre réconciliation ?
Je ne pus m'empêcher de sourire. Dans son enfance, nous avions érigé en règle de vie, que le soleil ne se coucherait jamais sur nos disputes. Une tasse de cacao avant d'aller au lit scellait notre amitié retrouvée. Il me renvoya de la cuisine et prépara lui-même les tasses et les soucoupes.
Le lendemain matin, j'eus un réveil pénible. J'avais un goût métallique dans la bouche. Quand j'essayai de regarder l'heure, les aiguilles de ma pendule de chevet se brouillèrent. Je dus faire un effort pour prendre la cafetière automatique et me verser une tasse de café. Pendant que je buvais, mon regard fut attiré par le flacon de somnifère posé sur la table de nuit, et je me demandai si par hasard, j'avais pris des pilules sans m'en rendre compte. Le niveau me parut plus bas, mais je n'en étais pas sûre.
Saisie d'une impulsion soudaine, je me levai et enfilai ma robe de chambre. A pas de loup, j'allai jusqu'à mon bureau. Joël était couché sur le divan et dormait profondément. L'esprit apaisé, je retournai dans ma chambre, me versai une seconde tasse de café et mis en marche le transistor.
Je pris un bloc et un crayon pour écrire la liste des commissions : steak, orange, viandes pour le chien, foie pour le chat.
« La fille du sénateur Kenneth Talbot, de la commission des Affaires étrangères, a été assassinée ce matin dans son appartement. La victime, Sherry Talbot, vingt-deux ans, frappée d'un coup de couteau et décapitée, fut découverte par son père. Le sénateur était parti de Washington à destination de New-York la nuit dernière. Le médecin légiste a situé l'heure approximative du décès vers minuit en attendant un examen plus précis… »
Le temps semblait s'être arrêté. La voix du speaker me plongeait dans un abîme.
« …En entrant dans l'appartement, le père de la victime et le concierge ont trouvé la tête de la jeune fille accrochée par ses longs cheveux à une branche de lierre. La police n'a constaté aucun indice d'effraction… »





C'était deux policiers en civil de la quatrième division. L'un me montra sa plaque. Il se nommait Brady. Je les conduisis dans le salon comme un automate. « Ce n'est pas possible, je rêve », me répétai-je sans cesse. C'est la seule réaction dont je me souvienne.
Naturellement, ils étaient venus chercher Joël. Je le revis endormi sur le divan. Mais le bureau était dans l'ombre. S'il y avait des traces de sang, je n'aurais pas pu les remarquer. Je refoulai cette pensée.
       – Je vais lui annoncer que vous êtes là, dis-je à Brady.
Ils se levèrent.
       – Nous l'en informerons nous-mêmes.
Ils me firent monter. Je leur indiquai le bureau. Ils entrèrent après avoir frappé et refermèrent la porte. Je restai dans le couloir.
Au poste de police, Joël entra dans le bureau de l'inspecteur avant moi. Du banc où j'étais assise, je pouvais voir la porte derrière laquelle se jouait son destin, mais j'eus beau prêter l'oreille, je ne pus saisir le ton de la conversation.
Le trajet dans une voiture anonyme ne m'avait rien appris. Joël était livide, mais je ne remarquai sur lui aucune trace de sang. Loin de le traîner au poste, menottes aux poignets, les policiers le traitaient avec une sorte de déférence distante, mais peut-être était-ce mauvais signe.
J'eus un brusque sentiment de honte pour les soupçons qui m'assaillent. Comment mon frère qui était la douceur personnifiée aurait-il pu commettre un crime pareil ? Aucun de nous n'était capable d'égorger un poulet.
Quand ma conviction se fut raffermie, je me redressai sur mon banc et je réfléchis à ce que j'allais dire à l'inspecteur. Peut-être valait-il mieux omettre certains détails ; le changement de Joël sous l'effet du champagne, le départ subit de Sherry.
Une sonnette vibra. Brady se leva et entra dans le bureau de l'inspecteur. Quand la porte se rouvrit, Joël apparut à côté de lui. Il était toujours blême.
       – A vous, madame Benson, me dit Brady.
Au moment où je me levais en essayant de paraître sûre de moi, ma mémoire me joua un tour. Le souvenir du couteau à cran d'arrêt resurgit. Puis je me rappelai cette nuit où il était descendu par la fenêtre, et son retour avec une main ensanglantée ; je sentis ma conviction s'ébranler de nouveau.
L'inspecteur adjoint Ruse était un homme roux aux traits anguleux, extrêmement aimable, beaucoup trop, à mon avis, étant donné les circonstances. Mais je répondis à son sourire lorsqu'il me désigna un siège à côté de son bureau.
Je me demandai s'il me serait permis de fumer, mais je ne vis pas le moindre cendrier. Le bureau était aussi nu que les murs. La pièce, pourvue d'un appareil à air conditionné, n'avait même pas de fenêtre.
       – Je suis désolé de vous déranger à une heure aussi indue, commença Russel. J'espère que vos enfants n'arriveront pas en retard à l'école.
Brady avait dû lui signaler l'existence des enfants.
       – Soyez tranquille, répondis-je. Ils vont à pied de la maison à l'école.
       – Parlez-moi donc de la soirée d'hier, dit-il.
C'était le moment que je redoutais.
Sherry a apporté du champagne, et nous en avons bu. Ensuite, nous avons dîné, et Sherry nous a quittés.
Il m'amena habilement à raconter tous les détails de la soirée : les présents, la couronne en papier doré, et même l'épisode de la boucle d'oreille perdue, bien que j'aie paru prendre le fait à la légère. J'ajoutai que, souffrant d'un mal de tête, Sherry était partie de bonne heure. Je me gardai de mentionner la scène que Joël avait faite à Véronica…
Quand j'eus terminé mon récit, il me demanda l'adresse de Véronica. Je me sentis défaillir, mais je n'avais pas le choix. Après l'avoir notée dans son carnet, il me considéra.
       – Qui a placé votre frère sous surveillance à Bellevue en février dernier ? demanda-t-il d'un air soucieux.
Mon cœur commença à battre la chamade.
       – C'est moi.
       – Je regrette, mais il faut que nous soyons informés. Il est en traitement pour ses absences de mémoires ?
       – C'est exact.
Un horrible soupçon s'empara de mon esprit.
       – Nous sommes obligés de vous poser ces questions, Madame Benson. Savez-vous que votre frère n'a aucun souvenir de sa soirée d'anniversaire ?
       – Non, je l'ignorais, articulai-je d'une voix sans timbre.
       – Réfléchissez bien avant de répondre à la question que je vais vous poser.
J'avais le sentiment qu'il connaissait déjà les faits et voulait m'éprouver.
       – A quelle heure votre frère est-il sorti cette nuit ?
       – Il n'est pas sorti, répondis-je aussitôt.
Soudain, le souvenir de ma torpeur, au moment du réveil, me revint à l'esprit.
A ma grande surprise, l'inspecteur Russel accepta mes explications.
       – Je n'ai plus rien à vous demander, dit-il. Naturellement, il se peut que nous ayons besoin de vous plus tard.
Je retournai dans la salle d'attente. Joël tremblait de tous ses membres. En sortant, je lui touchai le bras et le sentis frémir.
A l'entrée du poste de police, une multitude de caméras de télévision se braquèrent sur nous. En bas des marches, une foule de journalistes nous attendait. Sherry était non seulement la fille du sénateur Talbot, mais aussi une personnalité mondaine très en vue.
L'année précédente, plusieurs filles avaient été décapitées. On en avait trouvé une à Central Park, la tête pendue par ses longs cheveux blonds, à une branche d'arbre. On pensait que Sherry était sa dernière victime. « Mon Dieu, implorai-je, faites que Joël ne soit pas le coupeur de tête, qu'il ne soit pas l'auteur d'une série d'assassinat. »
Mais Joël était absent de se kaléidoscope.
       – Tanger, murmurai-je.
Je recommençai à respirer. Pendant que le « Coupeur de tête » poursuivait ses victimes, Joël était au Maroc.
Carrie nous lut une description du Coupeur de tête vu par un célèbre psychiatre : « …Une longue chevelure constitue sans doute un facteur primordial dans le choix des victimes… »
Carrie posa le journal sur ses genoux et commenta :
       – Si nous nous coupons les cheveux, nous serons tranquilles. Je vais chercher les ciseaux.
       – Ne sois pas stupide, dis-je machinalement, toujours préoccupée par Joël.
Assis dans le fauteuil, il relisait le Côté de Guermantes, de Proust. Du moins, il avait les yeux fixés sur le livre.
En l'absence de Véronica, je dus préparer le déjeuner. Je ne mettais pas trompée dans mes prévisions. Quand je téléphonai chez elle, sa tante me répondit qu'elle était partie pour San Juan, à Porto Rico, auprès d'une parente malade.
       – C'est papa, dit-il ; il a l'air d'être d'une humeur !…
Effectivement, Ted était furieux : il venait de lire les journaux.
       – Est-ce que Joël est impliqué dans l'assassinat de cette fille de la haute société ?
Comme toujours, il allait droit au fait.
       – Un moment, je vais prendre la communication là-haut. Excuse-moi, Ted, ils étaient tous autour de moi.
       – Voyons si j'ai bien compris, dit-il. Cette Sherry est la fille qui nous a empoisonné l'existence l'année dernière ?
Il voulait parler de la fugue de Joël et de sa dépression nerveuse consécutive.
       – C'est bien elle, ils se sont revus.
       – J'ai appris que Joël habitait chez toi.
Les enfants avaient dû le lui dire au cours de leur visite hebdomadaire.
       – Simplement, en attendant de trouver un autre appartement.
       – Il paraît qu'il se fait soigner par Erika. Pourquoi vous êtes-vous adressés à elle ?
       – Pour sortir de Bellevue, il fallait qu'il suive un traitement thérapeutique chez un psychiatre privé.
       – A-t-il eu des réactions consécutives à la prise d'hallucinogènes ?
       – Oui, dans un sens, mais Erika est très efficace.
       – Quelles formes prennent ces réactions ? demanda-t-il avec une patience exaspérante ; absences ? voyages imprévus ?
       – Pas exactement, il a eu quelques crises d'amnésie.
       – D'amnésie ? (Il parut surprit.) Ce n'est pas un symptôme courant.
Il y eut un silence pendant qu'il réfléchissait. Ma gorge se serra. Ted était dangereusement intelligent.
       – A-t-il eu une crise cette nuit ? reprit-il.
       – Tu es fou ! explosai-je. Il a pris du L.S.D. comme des millions d'autres jeunes Américains, ce qui ne veut pas dire qu'il soit un… assassin. Il y eut d'autres crimes semblables auparavant. La police recherche… celui que les journaux appellent : le Coupeur de tête.
       – Justement, répondit Teddy, implacable. Je ne veux pas que mes enfants soient menacés par un danger de ce genre.
       – Quel danger ? grondai-je. A l'époque où les autres crimes ont été commis, Joël était au Maroc.
       – Renvoie-le de ta maison ! ordonna-t-il enfin.

Au cours des deux semaines suivantes, ma vie fut un véritable cauchemar. Il m'était impossible d'obéir à Ted. On ne chasse pas son frère au milieu d'une enquête criminelle. En outre, Joël était complètement effondré.
Je savais qu'il était allé au Maroc et qu'il avait reçu l'argent que je lui avais envoyé là-bas. Mais il me fallait d'autres preuves.
J'allai vérifier, à la bibliothèque municipale. Je repérai les dates dans l'index du « New York Times », sous la rubrique « Assassinat et tentative d'assassinat ; ville de New York ». Je relevai les renseignements sur une vieille enveloppe, et j'allais dans la salle des microfilms prendre connaissance des documents.



NOUVEAU MEURTRE A CENTRAL PARK
Une troisième femme décapitée

La nuit dernière, une jeune fille a été assassinée près du lac des Canots, à Central Park.
La victime, Victoria Diaz, 19 ans, demeurant dans la 110ème Rue, a eu la gorge tranchée. Au début de la matinée, un passant, Daniel Hoey, qui promenait son caniche, a découvert la tête sectionnée, pendue par les cheveux à une branche d'arbre. Le tronc fut retrouvé dans un buisson, à quelques mètres de là.
C'est la troisième affaire de femme décapitée en quatre mois.
Le médecin légiste a constaté que la jeune fille avait été frappée d'un coup de couteau à la gorge. Elle n'a opposé qu'une faible résistance à son agresseur, et apparemment elle n'a pas été violée. On situe l'heure approximative du décès vers minuit. Le sac de la victime, retrouvé près du corps, contenait une somme d'argent correspondant à son salaire hebdomadaire. Une autopsie sera pratiquée à l'hôpital Bellevue.
La police recherche un témoin éventuel, Tonio Perez, âgé de dix-sept ans, demeurant au 405 de la Deuxième Rue.


Les yeux fixés sur l'adresse de Joël, j'essayais de comprendre ce que signifiait cette coïncidence. Enfin, je consultai mes notes et je déroulai le microfilm jusqu'à la fiche du 17 octobre.
L'article était intitulé : On recherche le témoin introuvable… Il rapportait que, la nuit du meurtre de Victoria Diaz, un agent qui n'était pas au courant du crime, avait vu un garçon rôder près du lac. Etant préposé à la surveillance du parc, il l'avait interrogé. Lorsque la police s'était rendue à son domicile, Tonio Perez avait disparu.
Je remis le film au bibliothécaire, et, tandis que je traversais Bryant Park, le nom de Perez s'inséra à sa place. C'était celui du concierge de Joël ; je revis en pensée, la femme au visage tourmenté, avec son eau magnétique, ses cloches et son encens. Tonio Perez était probablement son fils…

Je me représentai la police frappant à sa porte, lui posant des questions. Madame Perez avait dû connaître les craintes que j'éprouvais moi-même et essayer de couvrir son fils comme j'avais couvert Joël, car, lorsque le « Times », prudent, employait le mot "témoin" il était évident qu'il voulait dire… "suspect". La police croyait sans doute que Tonio était le Coupeur de têtes, c'est pourquoi Joël avait été traité avec égards…
Je me rappelai la frayeur de M. Perez, le jour où j'étais allée récupérer Walter. Peut-être Tonio se cachait-il dans les parages. Joël devait le connaître. Je pensai à sa singulière maîtrise de la langue espagnole et à l'intérêt bien connu de Sherry pour le sensationnel. Je les imaginais aisément le traitant en ami, pour découvrir ensuite qu'ils avaient un redoutable protégé sur les bras.
Mon imagination aussitôt s'exalta. Avait-il terrorisé Joël au point de l'obliger à lui obéir et à simuler l'amnésie pour se couvrir ? Mais le soir où je l'avais trouvé inconscient dans son appartement, Joël était inoffensif, il n'accomplissait aucune besogne sinistre. Mon esprit, confus, tournait autour de ce mystère…

Je fus de nouveau frappée en pensant à l'expression de Véronica, à son étrange mouvement de recul… A ce stade, mon esprit cessa de tourner en rond.
Je fis signe à un taxi et donnai l'adresse de Véronica. Devant une boutique, je reconnus les minuscules bananes que je n'avais pas revues depuis mon voyage à Porto Rico ; à côté se trouvait un panier de mangues tachetées…
Je m'arrêtai devant l'immeuble de brique rouge où habitait Véronica. Le hall d'entrée me rappelait celui du 405 de la Deuxième Rue : carrelage cassé, odeur de poisson frit, murs couverts de graffiti… Au second étage, je repérai l'appartement de Véronica et frappai à sa porte. Elle s'ouvrit…
       – Je viens voir Véronica Zayas. C'est bien ici qu'elle habite ?
Il y eu un moment de silence pendant lequel je renonçai à l'espoir de me faire comprendre en anglais.
       – Véronica Zayas ! Répétai-je.
Finalement, l'aînée des enfants se décida à répondre :
       – Oui, fit-elle à voix basse.
       – Va-t-elle rentrer bientôt ? Je peux l'attendre ?
Elle se contenta de sourire. Je m'assis timidement sur le bord d'un fauteuil.
Au bout d'une heure, je cherchai, dans mon sac, un stylo et un morceau de papier, et, sans grand espoir, j'écrivis : Véronica, téléphonez-moi, je vous prie. Nora Benson.
Les enfants me regardèrent sortir avec indifférence.
Au coin de Lexington Avenue, je me heurtai à Véronica ; Elle portait le sac qui contenait sa blouse et ses chaussures de travail. Je m'efforçai de la retenir.
       – Je vous en prie, Véronica, suppliai-je ; je vous ai attendue.
       – Je ne peux pas retourner chez vous, dit-elle sur la défensive.
       – Vous nous manquez beaucoup, mais je sais que vous ne pouvez pas revenir, je le comprends.
Elle parut soulagée, mais cette question étant réglée, elle se demandait ce que j'étais venue faire dans le Barrio. Incapable de trouver un moyen subtil pour l'amener à comprendre que j'avais besoin d'elle, je lançai précipitamment :
       – Il y a un garçon nommé Tonio Perez…
Son visage se figea et elle s'écarta. L'attrapant par le bras, je lui expliquai que j'avais découvert ce nom en consultant les journaux.
       – Est-ce le fils du portier de Joël ? demandai-je.
Véronica garda un silence obstiné.
       – Joël a dû le voir pendant qu'il se cachait de la police !
       – Ne vous occupez pas de ça, Madame Benson, dit-elle avec un regard sombre et dur.
       – Je sais que Joël a été odieux avec vous, Véronica, mais vous seule, pouvez m'aider. Il a de graves ennuis, et il est mon frère.
Un instant, le regard sombre s'adoucit.
       – Vous avez deux enfants, dit-elle en se ressaisissant ; emmenez-les loin d'ici et dépêchez-vous.
Ces paroles semblaient proférées par quelque pythie. J'en eus le souffle coupé.
       – Et maintenant, il faut que je m'en aille, reprit-elle.
       – Non, ne partez pas !
Je pensai soudain, qu'elle croyait Joël responsable de toute cette boucherie. Je me surpris à lui donner les dates des crimes commis pendant son voyage au Maroc.
       – Les flics savent qui a tué ces filles, murmura-t-elle.
       – C'est Tonio, n'est-ce pas ?
       – Oh ! oui, tout le monde le sait.
J'eus l'impression de m'être meurtri les poings sur une porte qui avait toujours été près de s'ouvrir. Je me sentis soulagée d'un énorme poids. Après son avertissement sinistre concernant mes enfants, la facilité avec laquelle elle admettait la culpabilité de Tonio me parut déconcertante.
       – Si c'est Tonio, ce ne peut être Joël, insistai-je. Alors, pourquoi me conseillez-vous de fuir avec les enfants et d'abandonner mon frère ?
Cette fois, le regard sombre se troubla…
       – Savez-vous où Tonio se cache ? demandai-je avec douceur. Si la police pouvait le retrouver…
Son visage s'était crispé. Je craignis qu'elle ne prît la fuite. Je me mordis les lèvres. Je n'aurais pas dû mentionner la police.
       – Si Carrie et Peter sont en danger, dites-le moi.
A ces mots, elle poussa un soupir qui semblait venir du plus profond de son être.
       – Venez ! dit-elle.
Sans un mot, elle s'engagea dans Lexington Avenue, et je lui emboîtai le pas…



 

 

 
Joël, le possédé - 2